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Je rédige à présent ce témoignage ; je le grave dans une plaque d’acier, car j’ai peur. Peur pour moi-même, oui – j’admets être humain. Si Alendi revient du Puits de l’Ascension, ma mort sera très certainement l’un de ses objectifs premiers. Ce n’est pas un homme mauvais, mais il est sans pitié. Ce doit être, je crois, la conséquence de tout ce qu’il a traversé.
Elend s’appuya à la balustrade pour observer le terrain d’entraînement. Une partie de lui souhaitait bel et bien aller s’exercer avec Vin et Ham. Mais l’autre partie n’en voyait tout simplement pas l’intérêt.
Si un assassin vient à moi, ce sera un allomancien, se dit-il. Je pourrais m’entraîner dix ans sans être à la hauteur pour autant.
Dans la cour, Ham donna quelques coups de bâton dans les airs, puis hocha la tête. Vin s’avança vers lui, tenant elle-même son bâton qui la dépassait en taille de trente bons centimètres. En les observant tous deux, Elend fut frappé par le contraste. Ham possédait des muscles fermes et une puissante carrure de guerrier. Vin paraissait encore plus menue que d’ordinaire, seulement vêtue d’une chemise à boutons et d’un pantalon, sans cape pour masquer sa taille.
Ce que Ham lui dit ensuite ne fit que souligner cette inégalité :
— On s’entraîne avec des bâtons, pas avec des Poussées et Tractions. N’utilise rien d’autre que le potin, d’accord ?
Vin acquiesça.
C’était souvent ainsi qu’ils s’exerçaient. Ham affirmait que rien ne remplaçait l’entraînement et la pratique, même pour le plus puissant des allomanciens. Il laissait toutefois Vin utiliser du potin, car il estimait que la force et la dextérité accrues pouvaient désorienter tant qu’on ne s’y était pas accoutumé.
Le terrain d’entraînement ressemblait à une cour. Situé dans la caserne du palais, il était entouré d’une galerie ouverte. C’était là que se tenait Elend, dont le plafond protégeait les yeux du soleil rouge. Un endroit agréable, car une légère chute de cendres venait de commencer, et des flocons flottaient du ciel. Elend croisa les bras sur la rambarde. Des soldats affairés passaient de temps en temps derrière lui dans la galerie. Mais certains s’arrêtaient pour regarder ; les séances de Vin et Ham offraient une distraction bienvenue aux gardes du palais.
Je ferais mieux de travailler à ma proposition, songea Elend. Au lieu de rester ici à regarder Vin se battre.
Toutefois… La tension de ces derniers jours avait été si éprouvante qu’il peinait à rassembler la motivation nécessaire pour relire son discours une énième fois. En réalité, il avait simplement besoin de quelques instants de réflexion.
Il se contenta donc de les regarder. Vin approcha de Ham d’un air méfiant, tenant fermement son bâton à deux mains. À une époque, Elend aurait sans doute considéré les pantalons et chemises comme inappropriés pour une dame, mais il fréquentait Vin depuis trop longtemps pour que ces choses-là le dérangent encore. Les robes de bal étaient superbes – mais il y avait quelque chose d’adéquat à voir Vin dans une tenue si simple. Elle y était davantage à son aise.
Sans compter qu’il aimait la regarder dans ces vêtements serrés.
Vin laissait généralement les autres frapper en premier ; elle n’y dérogea pas ce jour-là. Les bâtons s’entrechoquèrent lorsque Ham engagea le combat et Vin, malgré sa taille, s’accrocha fermement au sien. Après un bref échange, ils reculèrent tous deux pour décrire des cercles méfiants.
— Je parie sur la fille.
Elend se retourna et vit une silhouette remonter la galerie en boitant dans sa direction. Clampin vint se placer près de lui et posa une pièce de dix castelles sur la rambarde avec un bruit sec. Elend sourit au général et Clampin répondit par une expression renfrognée – qui passait généralement chez lui pour un sourire. Dockson mis à part, Elend avait rapidement pris en sympathie les autres membres de la bande de Vin. Mais il lui avait fallu un peu de temps pour s’habituer à Clampin. Ce dernier avait un visage de champignon noueux et paraissait toujours plisser des yeux mécontents – une expression généralement assortie à l’intonation de sa voix.
Toutefois, c’était un habile artisan, sans parler de ses talents d’allomancien – d’Enfumeur, plus précisément, bien qu’il n’ait guère plus d’occasions d’utiliser son pouvoir. Depuis près d’un an, Clampin était général des forces armées d’Elend. Ce dernier ignorait où Clampin avait appris à diriger des soldats, mais il était particulièrement doué. Sans doute avait-il acquis ce talent au même endroit que la cicatrice de sa jambe – cause de la boiterie à laquelle il devait son surnom.
— Ils s’entraînent simplement, Clampin, répondit Elend. Il n’y aura pas de gagnant.
— Ils finiront par un échange plus sérieux, rétorqua Clampin. Comme toujours.
Elend hésita.
— Vous me demandez de parier contre Vin, vous savez, observa-t-il. Ça pourrait se révéler malsain.
— Et alors ?
Elend sourit et sortit une pièce. Clampin l’intimidait toujours un peu, et il ne voulait pas risquer de l’offenser.
— Où est mon bon à rien de neveu ? interrogea Clampin tout en observant le duel.
— Spectre ? demanda Elend. Il est de retour ? Comment est-il entré en ville ?
Clampin haussa les épaules.
— Il a laissé quelque chose devant ma porte ce matin.
— Un cadeau ?
Clampin ricana.
— C’était une sculpture sur bois d’un maître charpentier de Yelva. Avec un mot qui disait : « Je voulais juste vous montrer ce dont sont capables les vrais charpentiers, vieil homme. »
Elend gloussa, mais se tut lorsque Clampin braqua sur lui un regard intimidant.
— Ce morveux n’avait jamais été aussi insolent, avant, marmonna-t-il. Je vous jure que vous avez corrompu ce gamin, tous autant que vous êtes.
Clampin semblait presque sourire. À moins qu’il parle sérieusement ? Elend ne parvenait jamais à décider si cet homme était aussi bourru qu’il paraissait, ou si lui-même faisait l’objet d’une blague élaborée.
— Comment l’armée s’en sort-elle ? demanda enfin Elend.
— Très mal, grommela Clampin. Vous voulez une armée ? Straff est en train de bâtir des fortifications improvisées, mais il est surtout en train de reposer ses hommes. L’attaque aura lieu en fin de semaine.
Dans la cour, Vin et Ham se battaient toujours. Leurs échanges étaient encore lents, et Ham prenait le temps de s’arrêter pour expliquer les principes ou les positions. Elend et Clampin les observèrent un moment tandis que les échanges se faisaient plus longs et plus intenses, que les deux participants commençaient à transpirer et que leurs pieds soulevaient des nuages de cendre sur la terre dure.
Vin résistait honorablement malgré leur différence grotesque de puissance, d’allonge et d’entraînement, et Elend se surprit à sourire légèrement malgré lui. Elle était unique – il s’en était aperçu la première fois qu’il l’avait vue dans la salle de bal des Venture, près de deux ans plus tôt. Mais il commençait à peine à comprendre à quel point « unique » était un euphémisme.
Une pièce heurta la rambarde de bois avec un bruit sec.
— Moi aussi, je parie sur Vin.
Elend se retourna, surpris. L’homme qui venait de parler était un soldat qui s’était jusqu’alors tenu en retrait pour regarder avec les autres. Elend fronça les sourcils.
— Qui…
Puis il s’interrompit. La barbe ne collait pas et la posture était trop droite, mais l’homme qui se tenait derrière lui paraissait familier.
— Spectre ? demanda Elend, incrédule.
L’adolescent sourit derrière une barbe apparemment fausse.
— J’suis pas n’y quoi rev’nu.
Elend eut aussitôt mal à la tête.
— Seigneur Maître, ne me dis pas que tu as retrouvé ton dialecte ?
— Oh, seulement pour blaguer à l’occasion, par nostalgie, répondit Spectre en riant.
Sa voix portait encore des traces de son accent oriental ; lors des premiers mois où Elend avait connu le garçon, Spectre était totalement inintelligible. Heureusement, il s’était défait de son argot des rues, en même temps qu’il se défaisait de la plupart de ses habits devenus trop petits. Du haut de ses seize ans, dépassant largement le mètre quatre-vingts, il ne ressemblait presque plus à l’adolescent dégingandé qu’Elend avait rencontré l’année précédente.
Spectre s’appuya à la rambarde près d’Elend, adoptant une posture paresseuse d’adolescent qui anéantit totalement son image de soldat – ce qu’il n’était véritablement pas.
— Pourquoi ce costume, Spectre ? reprit Elend en fronçant les sourcils.
Spectre haussa les épaules.
— Je ne suis pas un Fils-des-brumes. Nous autres, les espions ordinaires, on doit bien trouver des moyens d’obtenir des informations sans voler jusqu’aux fenêtres pour écouter à l’extérieur.
— Depuis combien de temps tu te tiens là ? demanda Clampin en lançant un regard noir à son neveu.
— Depuis avant ton arrivée, oncle Grincheux, répondit Spectre. Et pour répondre à ta question, je suis rentré il y a deux jours. Avant Dockson, en fait. J’ai eu envie de m’accorder une pause avant de me remettre au travail.
— Je ne sais pas si tu as remarqué, Spectre, lui dit Elend, mais nous sommes en guerre. Nous n’avons pas beaucoup de temps à consacrer à des pauses.
Spectre haussa les épaules.
— C’est juste que je n’avais pas envie que vous me renvoyiez tout de suite. S’il doit y avoir une guerre ici, je veux être dans les parages. Vous savez, ça met de l’animation.
Clampin ricana.
— Et où as-tu trouvé cet uniforme ?
— Eh bien… En fait…
Spectre jeta un coup d’œil sur le côté, redevenant un bref instant le garçon hésitant qu’Elend avait connu.
Clampin marmonna un commentaire sur l’insolence des jeunes, mais Elend se contenta d’éclater de rire et d’assener une tape sur l’épaule de Spectre. Le garçon leva les yeux, souriant ; bien qu’il soit passé inaperçu les premiers temps, il se révélait aussi précieux que les autres membres de l’ancienne bande de Vin. En tant qu’Œil-d’étain – un Brumant capable de brûler l’étain pour affiner ses sens –, Spectre pouvait épier des conversations de loin, sans parler de remarquer des détails à distance.
— Enfin bref, reprit Elend, ravi de te revoir. Quelles sont les nouvelles de l’ouest ?
Spectre secoua la tête.
— Je n’aime pas parler comme l’onc’Bourru, là, mais les nouvelles sont mauvaises. Vous vous rappelez les rumeurs comme quoi l’atium du Seigneur Maître se trouvait à Luthadel ? Eh bien, c’est reparti. Et de plus belle.
— Je croyais que nous en avions fini avec ça ! s’exclama Elend.
Brise et son équipe avaient passé la majeure partie des six derniers mois à répandre des rumeurs et à manipuler les chefs militaires pour leur faire croire que l’atium devait être caché dans une autre ville, puisque Elend ne l’avait pas trouvé à Luthadel.
— Sans doute pas, répondit Spectre. Et puis… je crois que quelqu’un répand ces histoires délibérément. Je suis dans la rue depuis assez longtemps pour savoir reconnaître une fausse rumeur, et celle-ci m’en a tout l’air. Quelqu’un veut vraiment que les chefs militaires se concentrent sur vous.
Génial, songea Elend.
— Tu ne sais pas où est Brise, à tout hasard ?
Spectre haussa les épaules, mais il ne paraissait plus prêter attention à Elend. Il observait le duel. Elend reporta son attention sur Vin et Ham.
Comme l’avait prévu Clampin, ils s’étaient engagés dans un combat plus sérieux. Il n’était plus question d’instruction ; il n’y avait plus d’échanges rapides et répétitifs. Ils se battaient pour de bon, en une mêlée tournoyante de bâtons et de poussière. De la cendre volait autour d’eux sous l’impact de leurs attaques, et des soldats encore plus nombreux s’arrêtèrent aux alentours pour les regarder.
Elend se pencha. Il y avait quelque chose d’intense dans un duel entre allomanciens. Vin tenta une attaque. Mais Ham frappa simultanément, à une vitesse qui brouilla les mouvements de son bâton. Vin parvint à lever son arme à temps, mais la puissance du coup la fit culbuter. Elle heurta le sol d’une épaule. Elle émit à peine un grognement de douleur et parvint à glisser une main en dessous d’elle pour se relever et atterrir sur ses pieds. Elle dérapa un moment, levant son bâton et maintenant son équilibre.
Le potin, songea Elend. Il rendait agiles même les plus maladroits. Alors pour quelqu’un qui possédait la grâce de Vin…
Elle plissa les yeux et son obstination naturelle apparut dans la fermeté de sa mâchoire, son déplaisir sur son visage. Elle n’aimait pas se faire battre – même quand son adversaire était manifestement plus fort qu’elle.
Elend se redressa bien droit, dans l’intention de mettre un terme au duel. Ce fut alors que Vin s’élança.
Ham leva son bâton pour parer le coup et l’agita dès que Vin fut à sa portée. Elle se baissa sur le côté, esquivant de quelques centimètres, puis fit pivoter son arme pour la planter dans le dos de Ham, qu’elle déséquilibra. Enfin elle se baissa pour frapper.
Ham, cependant, récupéra très vite. Il laissa la force du coup de Vin le faire tournoyer, et utilisa la vitesse acquise pour viser directement sa poitrine d’un coup puissant.
Elend poussa un cri.
Vin bondit.
Elle n’avait pas de métal où prendre appui, mais paraissait s’en moquer. Elle s’éleva de deux bons mètres dans les airs, esquivant aisément le bâton de Ham. Elle décrivit un salto tandis que le coup passait en dessous d’elle et que ses doigts frôlaient l’arme à quelques centimètres, faisant tournoyer son propre bâton dans une main.
Vin atterrit et son bâton s’abattit en sifflant, soulevant un nuage de cendre en raclant le sol de sa pointe. Il frappa Ham en plein sur les jarrets. Déséquilibré, il tomba en criant.
Vin bondit de nouveau dans les airs.
Ham heurta le sol en plein sur le dos, et Vin atterrit sur sa poitrine. Puis elle lui assena calmement un petit coup sur le front du bout de son bâton.
— J’ai gagné.
Ham resta étendu, hébété, Vin accroupie sur sa poitrine. La poussière et la cendre retombaient tranquillement dans la cour.
— La vache…, murmura Spectre, exprimant un sentiment que paraissait partager la dizaine de soldats observant le spectacle.
Enfin, Ham gloussa.
— Très bien. Tu m’as battu – maintenant, si tu veux bien aller me chercher à boire pendant que je masse mes jambes pour retrouver un peu de sensation…
Vin sourit, bondit au bas de sa poitrine et fila obéir à sa demande. Ham secoua la tête et se releva. Malgré ses paroles, il boitait à peine ; il aurait sans doute une ecchymose, mais elle ne le gênerait pas longtemps. En plus d’accroître la force, l’équilibre et la vitesse, le potin rendait également le corps naturellement plus résistant. Ham pourrait ignorer un coup qui aurait brisé les jambes d’Elend.
Ham les rejoignit, gratifia Clampin d’un signe de tête et Spectre d’un léger coup de poing sur le bras. Puis il se pencha contre la balustrade et se frotta le mollet gauche avec une grimace.
— Je vous jure, Elend – des fois, s’entraîner avec cette fille, c’est comme essayer de se battre contre une bourrasque. Elle n’est jamais là où je l’attends.
— Comment est-ce qu’elle a fait ça, Ham ? demanda Elend. Ce saut, je veux dire. Il paraissait inhumain, même pour un allomancien.
— Elle s’est servie d’acier, c’est ça ? demanda Spectre.
Ham secoua la tête.
— Non, je ne crois pas.
— Alors comment a-t-elle fait ?
— Les allomanciens tirent leur force de leurs métaux, expliqua Ham qui reposa son pied en soupirant. Certains parviennent à en extraire plus que d’autres – mais la vraie puissance provient du métal lui-même, pas du corps de cette personne.
Elend hésita.
— Et alors ?
— Alors, poursuivit Ham, un allomancien n’a pas besoin d’être fort physiquement pour être incroyablement puissant. Si Vin était ferrochimiste, ce serait différent – si vous avez déjà vu Sazed accroître sa force, ses muscles à lui grossissent. Mais dans le cas de l’allomancie, la force provient directement du métal.
» La plupart des Cogneurs – dont je suis – estiment que renforcer leur corps ne fera qu’accroître leur puissance. Après tout, un homme musclé qui brûle du potin sera nettement plus fort qu’un homme ordinaire possédant la même puissance allomantique.
Ham se frotta le menton, regardant le passage où avait disparu Vin.
— Cela dit… Eh bien, je commence à me demander s’il n’existe pas une autre méthode. Vin a beau être toute menue, quand elle brûle du potin, elle devient plusieurs fois plus puissante que n’importe quel guerrier ordinaire. Elle accumule toute cette force dans un corps de petite taille, ce qui lui évite de se retrouver entravée par la masse de ses muscles. Elle est comme… un insecte. Beaucoup plus forte que sa masse ou son corps ne le laisseraient penser. Donc, quand elle saute, elle ne fait pas semblant.
— Mais vous restez plus fort qu’elle, commenta Spectre.
Ham hocha la tête.
— Et je peux m’en servir – à supposer que j’arrive à la frapper. Ce qui devient de plus en plus difficile.
Vin revint enfin, munie d’une cruche de jus de fruit frais – elle avait apparemment décidé d’aller jusqu’au bastion plutôt que de prendre la bière tiède qu’on gardait en réserve dans la cour. Elle tendit une cruche à Ham, et elle avait pensé à apporter des coupes pour Elend et Clampin.
— Eh ! s’exclama Spectre tandis qu’elle leur servait à boire. Et moi alors ?
— Cette barbe te donne l’air idiot, répondit-elle.
— Alors je n’ai pas le droit de boire ?
— Non.
Spectre hésita.
— Vin, tu es une fille étrange.
Elle leva les yeux au ciel ; puis elle jeta un coup d’œil en direction du tonneau d’eau situé dans le coin de la cour. L’une des timbales posées à côté s’éleva brusquement dans les airs pour traverser la cour à toute allure. Vin tendit la main et l’attrapa avec un bruit mat avant de la poser devant Spectre sur la rambarde.
— Content ?
— Je le serai quand tu m’auras servi à boire, répondit Spectre tandis que Clampin émettait un grognement avant de boire une gorgée de sa propre timbale.
Le vieux général fit alors glisser deux des pièces au bas de la rambarde et les empocha.
— Tiens, c’est vrai ! déclara Spectre. Vous me devez de l’argent, El. Par ici la monnaie !
Elend baissa sa timbale.
— Je n’ai jamais accepté de parier.
— Vous avez payé l’oncle Irritable. Pourquoi pas moi ?
Elend hésita, puis soupira et sortit une pièce de dix castelles qu’il posa près de celle de Spectre. Le garçon sourit et ramassa les deux d’un geste agile de voleur des rues.
— Merci d’avoir gagné, Vin, dit-il avec un clin d’œil.
Vin regarda Elend en fronçant les sourcils.
— Tu as parié contre moi ?
Elend éclata de rire et se pencha par-dessus la rambarde pour l’embrasser.
— Je ne voulais pas. Clampin m’y a forcé.
Clampin ricana de ce commentaire, lampa le reste de son jus, puis tendit sa timbale pour qu’on la lui remplisse. Comme Vin ne réagissait pas, il se tourna vers Spectre et gratifia le garçon d’une expression mauvaise fort éloquente. Enfin, Spectre soupira et s’empara de la cruche pour remplir la timbale.
Vin regardait toujours Elend d’un air mécontent.
— Je serais vous, Elend, je me méfierais, fit Ham en gloussant. Elle peut frapper très fort…
Elend hocha la tête.
— J’ai assez de bon sens pour ne pas la contrarier quand il y a des armes à portée de main, hein ?
— À qui le dites-vous, répondit Ham.
Vin renifla pour tout commentaire et contourna la rambarde afin d’aller se placer près d’Elend. Celui-ci l’entoura d’un bras et, ce faisant, entrevit une lueur d’envie dans les yeux de Spectre. Elend soupçonnait le garçon d’avoir le béguin pour Vin depuis un certain temps – mais enfin, il ne pouvait pas vraiment le lui reprocher.
Spectre secoua la tête.
— Il faut que je me trouve une femme.
— En tout cas, commenta Vin, cette barbe ne va pas aider.
— C’est juste un déguisement, Vin, répondit Spectre. El, j’imagine que vous ne pourriez pas me donner un titre ou quelque chose comme ça ?
Elend sourit.
— Je crois que ça ne changerait rien, Spectre.
— Ça a marché pour vous.
— Oh, je n’en sais rien, répondit Elend. Je crois en fait que Vin est tombée amoureuse de moi malgré mon titre plutôt que grâce à lui.
— Mais vous en avez eu d’autres avant, insista Spectre. Des filles de la noblesse.
— Deux ou trois, admit Elend.
— Bien que Vin ait l’habitude d’éliminer ses concurrentes, lâcha Ham.
Elend éclata de rire.
— Eh bien, voyez, elle ne l’a fait qu’une seule fois. Et je crois que Shan l’avait mérité – après tout, elle essayait de m’assassiner à ce moment-là. (Il baissa vers Vin un regard affectueux.) Mais je dois admettre que Vin est un peu dure avec les autres femmes. Quand elle est dans les parages, toutes les autres paraissent fades en comparaison.
Spectre leva les yeux au ciel.
— C’est plus intéressant quand elle les élimine.
Ham gloussa et laissa Spectre lui reverser du jus de fruit.
— Le Seigneur Maître seul sait ce qu’elle vous ferait si vous essayiez de la quitter, Elend.
Vin se raidit aussitôt et l’attira un peu plus près. Elle avait été abandonnée bien trop souvent. Même après ce qu’ils avaient vécu, même après cette demande en mariage, Elend devait continuer à lui promettre qu’il ne la quitterait pas.
Il est temps de changer de sujet, se dit-il tandis que la jovialité du moment s’estompait.
— Eh bien, déclara-t-il, je crois que je vais me rendre aux cuisines pour chercher à manger. Tu m’accompagnes, Vin ?
Elle jeta un coup d’œil en direction du ciel – sans doute pour vérifier dans combien de temps il allait faire nuit. Puis elle hocha la tête.
— Je viens aussi, dit Spectre.
— Non, pas toi, intervint Clampin en attrapant le garçon par la nuque. Tu vas rester ici et m’expliquer comment tu t’es débrouillé pour obtenir un des uniformes de mes soldats.
Elend gloussa tout en emmenant Vin. En réalité, malgré la tonalité légèrement acerbe de la fin de la conversation, il se sentait mieux depuis qu’il était venu observer le duel. C’était étrange de voir comme les membres de la bande de Kelsier parvenaient à rire et à tout prendre à la légère, même dans les plus terribles des situations. Ils arrivaient à lui faire oublier ses problèmes. Peut-être était-ce un héritage du Survivant. Kelsier, apparemment, insistait pour rire jusque dans les situations les plus désespérées. C’était pour lui une forme de rébellion.
Rien de tout ça n’effaçait les problèmes. Ils affrontaient toujours une armée plusieurs fois plus importante que la leur, dans une ville qu’ils étaient à peine en mesure de défendre. Et pourtant, si qui que ce soit était à même de survivre à une telle situation, ce serait la bande de Kelsier.
Plus tard ce soir-là, après s’être rempli l’estomac sur l’insistance d’Elend, Vin regagna ses appartements en sa compagnie.
Elle y trouva, assise par terre, la réplique parfaite du chien-loup qu’elle avait acheté un peu plus tôt. Il la mesura du regard, puis baissa la tête.
— Ravi de vous revoir, Maîtresse, dit le kandra d’une voix qui tenait davantage du grognement étouffé.
Elend siffla d’un air appréciateur et Vin contourna la créature. Chaque poil semblait avoir été placé à la perfection. S’il n’était doué de parole, on n’aurait jamais pu différencier ce chien de l’original.
— Comment faites-vous pour la voix ? demanda Elend, curieux.
— Le larynx est conçu à partir de chair, pas d’os, Majesté, répondit OreSeur. Les kandra plus âgés apprennent à manipuler leur corps, au lieu de se contenter de le reproduire. J’ai toujours besoin de digérer le cadavre de quelqu’un pour mémoriser et recréer ses traits exacts, mais je suis capable d’improviser certains détails.
Vin hocha la tête.
— C’est pour ça que la fabrication de ce corps vous a pris beaucoup plus longtemps que prévu ?
— Non, Maîtresse, répondit OreSeur. C’est à cause de la fourrure. Je suis désolé de ne pas vous avoir prévenue – placer des poils comme ceux-là demande beaucoup de précision et d’effort.
— En fait, si, vous m’aviez prévenue, dit Vin en agitant la main.
— Que pensez-vous de ce corps, OreSeur ? s’enquit Elend.
— En toute franchise, Majesté ?
— Bien entendu.
— Il est repoussant et dégradant, répondit OreSeur.
Vin haussa un sourcil. Très effronté de votre part, Renoux, songea-t-elle. On se sent d’humeur un peu belliqueuse aujourd’hui ?
Il se tourna vers elle et elle tenta – en vain – de déchiffrer son expression canine.
— Mais vous allez le porter quand même, n’est-ce pas ? demanda Elend.
— Bien entendu, Majesté, répondit OreSeur. Je mourrais plutôt que de rompre le Contrat. C’est la vie.
Elend gratifia Vin d’un hochement de tête, comme s’il venait de prouver un argument capital lors d’un débat.
C’est facile d’affirmer être loyal, se dit Vin. S’il a un « Contrat » à honorer, alors tant mieux. Ça ne rend la surprise que plus douloureuse quand il finit par se retourner contre vous.
De toute évidence, Elend attendait quelque chose. Vin soupira.
— OreSeur, nous allons passer plus de temps ensemble à l’avenir.
— Si c’est ce que vous souhaitez, Maîtresse.
— Je ne suis pas sûre que ce soit le cas, répondit Vin. Mais c’est ce qui va se produire. Vous arrivez à bouger avec ce corps ?
— Pas trop mal, Maîtresse.
— Alors venez, dit-elle, voyons si vous arrivez à suivre mon allure.